Quand la douleur prend du sens

Le médecin a toujours conservé une certaine méfiance à l’égard de la philosophie. Sa science ne se fonde pas sur des théories et des concepts abstraits, car l’élan moral de ta pensée et de l’action médicales procèdent de tout temps exclusivement de la conversion personnelle vers le patient.

Dans l’homme malade, le médecin rencontre le mystère de l’unité et de l’opposition entre la vie consciente et la vie inconsciente, entre son conditionnement corporel et sa manifestation expressive, ainsi que le mystère de son émancipation vers la liberté, la rationalité et la moralité de l’esprit. Au chevet du malade, il importe que le médecin soit avant tout un «honnête homme » , au sens où l’entend Mauriac, mais ceci entraîne cependant une responsabilité vis-à-vis de la connaissance en profondeur de l’homme qui, dans son malheur, cherche une aide.

Le médecin est amené à s’intéresser à la douleur pour trois raisons : premièrement, parce que, comme Hippocrate l’enseignait déjà, il est appelé en tant que médecin par Dieu pour apaiser la douleur.

Deuxièmement, parce que la douleur a, en tant que symptôme de la maladie, une signification fondamentale pour le diagnostic. Et enfin, troisièmement, parce que personne d’autre que le médecin, avec un esprit de pure objectivité, n’observe le fait de souffrir d’aussi près.

En même temps, cette proximité même entraîne le danger que le médecin ne saisisse pas le rapport de la douleur avec la réalité humaine, son existence corporelle, son être-dans-le-monde («In-der-Welt-Sein »).

C’est pour cela que le médecin a besoin d’une formation philosophique, afin de comprendre le mot d’Oswald Schwarz :

 «Les mystères de la médecine ont des racines profondes dans la philosophie de l’esprit. »

Lorsque le médecin se penche sur le lit du malade, il découvre l’image la plus complète de l’homme souffrant, dans la tension angoissée des traits de son visage, ses pupilles dilatées, sa peau pâle, sa sueur froide, ses plaintes et son instabilité motrice, ses paroles de doute et son imploration de délivrance. Il reconnaît là les liens que la douleur noue avec la vie végétative et animale, avec tout ce qui est purement humain et profondément personnel, les pulsions caractérielles et les valeurs morales, les puissances obscures de l’inconscient, la force de la volonté qui naît dans la sagesse de l’esprit et dans le cœur, et enfin cette situation de l’homme meurtri aux prises avec la souffrance physique la plus terrible, aussi bien vis-à-vis de lui-même qu’envers Dieu.

Alors le médecin, en tant que savant, découvre l’ampleur et la profondeur du problème de la douleur, le rapport de celle-ci avec les processus physiologiques, psychologiques, pathologiques et personnels, de même qu’avec la vie humaine et animale. Devant la douleur, le médecin se tait cependant, car il se voit en présence et d’un problème, et d’un mystère. Pour lui, la douleur se dévoile, en son intimité même, comme un non-sens dans la vie. C’est le «malum », ce qui se dresse contre la vie, la menace, l’irihibe ; c’est ce dont l’homme meurt, abattu comme un malheureux animal, de mille morts.

Dans ces ténèbres d’insondable non-sens, le médecin aperçoit au chevet du malade le faible éclat d’une lumière énigmatique, la lueur de cette éternelle invariabilité de la personnalité humaine, grâce à laquelle le sens du non-sens du monde peut s’accomplir.

La psychologie en tant que science empirique est impuissante en face du problème de la douleur. La recherche expérimentale de la perception ne peut explorer que l’expérience subjective résultant de la stimulation d’une surface sensitive. Elle laisse à l’analyse anatomo-physiologique du neurologue le soin de poursuivre l’exploration du système récepteur-conducteur-effecteur.

La constatation du rapport quantitatif de l’excitation et de la sensation était, depuis Weber et Fechner, le thème principal de la psychologie en tant que science exacte. En ce qui concerne toutefois l’excitation de la peau comme source de douleur, les déterminations exactes des seuils ont donné un résultat curieux. C’est à 1 % d’erreur près que le seuil de la douleur a une valeur égalé pour tous les hommes (Hardy).

On s’est opposé à cette constatation en invoquant la simple expérience quotidienne de la grande différence d’un sujet à l’autre dans la sensibilité à la douleur. On y a répondu : la réaction à une même stimulation est individuellement différente. Mais que signifie le concept de «réaction »? La réponse à cette question est le fond même du grand problème de la douleur. Sa solution demande une compréhension de l’homme bien différente de celle de la neuro¬ physiologie cartésienne et de la pensée clinique usuelle.

Le célèbre ouvrage de Thomas Lewis, «Pain » , défendait encore en 1942 ce point de vue dualiste. Selon lui, la qualité de l’impression douloureuse, son évolution dans le temps et sa localisation sont des vérités conditionnées physiologiquement qui peu¬ vent évoluer chacune pour son propre compte. Les observations cliniques précises et les expériences du prince Auersperg ont prouvé l’inexactitude des réflexions théoriques de Lewis.

SOURCE : Portail Percée…

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