La maladie comme expérience de soi



La posture de solitude, que la maladie favorise, permet donc un repli sur soi, une attention accrue portée aux expériences privées. Par là, elle octroie à la voix épistolaire une tonalité autobiographique. Ambroise Paré soulignait déjà, en homme de science, comment la présence à soi était nécessaire dans toute réflexion sur la douleur, comme condition indispensable à sa perception . L’attention à soi implique ici l’attention à son propre corps et à ce que la souffrance peut révéler de l’individu et de son histoire. Dès le début du recueil, les lettres sont décrites comme “un tableau général de tous [ses] aages” où il retranscrira les variations du moi, son inscription dans le temps. La maladie, parce qu’elle est une expérience singulière, participe de ce mode autobiographique. Historiographe intime du moi, elle est un moyen de se saisir dans la durée. Étienne Pasquier en fait le support d’une écriture qui privilégie le déchiffrement de soi, s’attarde aux manifestations d’un habitus nouveau qu’impose la maladie.

Dans la lettre XIX, 9  à Loisel, intitulée “Sur la maladie et les nouvelles habitudes qu’elle entraîne”, Pasquier décrit le passage de la contrainte extérieure, imposée par la maladie, à une acceptation intime de ce qu’elle est. Ici, la lettre devient l’occasion d’une réflexion sur les rapports de la douleur à l’habitude et la transformation par l’habitude du jugement personnel sur les biens et les maux. La maladie modifie les rythmes du corps et les habitudes quotidiennes, impose au moi une nouvelle “économie”.

«Maintenant recognois-je en moy n’y avoir plus grande tyrannie au monde pour faire trouver les choses bonnes ou mauvaises que l’accoustumance; si vous me demandez pourquoy, je le vous diray. À l’issue de ma maladie, mon médecin prenant congé de moy, me remonstra que j’avais deux grands ennemis à combattre : la saison de l’hiver en laquelle estions ; et l’ancienneté de mon aage, qui m’accompagneroit jusques à la mort ; partant me conseillait de garder la chambre afin de ne plus garder le lict. […] reprenant peu à peu mes forces, et m’estant enfin fortifié tout à faict, je commençay de faire le procez au medecin, et paraventure à moy-mesme: “Quoy, sera-t-il dit que je feray de ma maison ma prison? […] maintenant que je suis, graces à Dieu, plein de forces de corps et d’esprit, pourquoy me banniray-je des compaignies? Me chatouillant de ceste façon pour rire, je me voulois lascher la bride et vous visiter, comme aussi mes autres amis, quand mon fils de Bussi et sa femme, qui font leur résidence avec moy, me voyants en ces alteres m’assaillirent brusquement pour m’en destourner.»

L’histoire de cette convalescence, anecdotique, s’enrichit pourtant d’une valeur démonstrative: elle raconte la conversion d’une contrainte extérieure en inclination intérieure, “opération” imperceptible par laquelle l’épistolier prend conscience de son vieillissement et d’une nouvelle fragilité qu’il doit apprendre désormais à faire sienne. Le goût pour la solitude, imposé par la douleur, devient un tempérament du moi, quelque chose de choisi: le prisonnier par nécessité est devenu un misanthrope par nature. En faisant l’apprentissage de la souffrance, Pasquier en fait un état qui le définit, c’est-à-dire la désignation exacte, pour un temps, de ce qu’il est.

«Me voyant combattu d’une si juste colere, je fus contraint d’obéir non seulement au médecin ains à mes enfants. Médecine du commencement, non moins amère à mon esprit que celle du corps à la bouche. Mais entendez quelle opération elle a faite en moi […]. Chose qui du commencement me fut de difficile digestion, mais enfin l’accoustumance me la fit trouver très douce. Et comme d’une longue coustume on faict ordinairement une loy aussi, m’entrerent plusieurs raisons en la teste pour me persuader que ce m’estoit une belle chose que de n’estre poinct visité. Voylà […] comme l’accoustumance m’a faict tourner en nature la solitude, que je craignois auparavant sur toute chose



La maladie permet par ailleurs à l’épistolier de nourrir un goût déjà prononcé pour les anecdotes particulières. Le récit des maux du corps participe de ce qu’il appelle ces “histoires de moy”, à même de faire comprendre à ses destinataires son être singulier. La lettre 1 livre XXI illustre bien cette importance de l’anecdote particulière relative aux maux du corps. Pasquier, qui doit y raconter comment il fut amené à plaider contre les Jésuites, commence par narrer comment, revenant avec sa femme de ses vendanges en Brie, il est victime d’une orgie de champignons. Il s’agit d’un récit circonstancié, complaisant envers les détails relatifs aux excrétions intimes et aux phénomènes hallucinatoires.

«De cette desbauche de gueule, le malheur tomba particulierement sur moy: car trois jours après, ayans pris congé de nostre hoste, je fus sur les chemins assailly d’une forte fievre, que je supportay au moins mal qu’il me fut possible jusques en ma maison, où m’estant alicté, le médecin m’ordonna une rhubarbe pour le lendemain matin; […] Cette medecine reposa dedans moy environ un quart d’heure ou environ, laquelle je vomy et me sembloit lors, voyant les personnes, qu’elles avoient les testes grosses comme des bœufs. Advient sur les six heures du soir que ce qui m’estoit resté de la médecine dedans le corps ayant faict son opération, je demande d’aller à la selle. J’y suis mis, et de bonheur pour moy je vuiday une infinité de champignons tels que je les avois mangez. Et adonc me revint l’esprit et la veue disant à ma femme et aux miens : loué soit Dieu, auparavant je vos mescognoissois tous, maintenant que j’ay vuidé ce meschant poison je vous rescoignois. Et sur cette parole, remis au lit, au lieu d’une fievre chaude qui m’avoit affligé, j’entre en une continue qui me dura cinq sepmaines entieres …»

Peu de Jésuites dans cette histoire …“À quel propos tout cecy?” commente lui-même l’épistolier. C’est que la maladie, loin de relever de l’anecdote, participe, à l’égal des autres, des événements notables de “ceste [sienne] histoire.” La description de son “estat” forme un tout, dans lequel les aléas corporels et professionnels sont indivisibles. Il est essentiel à Pasquier de se raconter particulièrement, dans la santé et dans la maladie.

On peut noter de ce fait son rapport ambigu à la médecine : s’il reconnaît la qualité de cet art, il déplore, comme Montaigne, le fait que la médecine ne s’intéresse pas assez au particulier, ce qui oblige l’individu lui-même à se scruter d’assez près pour être son propre médecin. La narration épistolaire est ainsi ponctuée par la description et l’interprétation des souffrances qui assaillent le corps.

«M’estant par expres retiré pendant les vacations de la ville de Paris en ma maison du Chastelet, après neuf ou dix jours avec mes livres, je me suis trouvé assailly d’un flux de ventre fort aigu que je n’oze encores appeler disenterie, mal que je crois m’estre advenu d’une crudité d’estomach […]. L’humeur est ascre et picquant et pour ceste cause, peccant, qui exerce en moi de grandes et extraordinaires espraintes. Toutefois je me sens graces à Dieu sans fiebvre et inquietude de membres.» 

Le surgissement de la maladie facilite une attention à soi qui fait du corps un nouveau champ d’investigation pour la plume et pour l’esprit, dans les limites imposées par la médecine elle-même. Par ailleurs, la mauvaise santé chronique lui sert de révélateur aux particularités de son comportement, l’incite à déterminer ses goûts et ses penchants.

«J’ai une appréhension prompte et vifve, et pour ceste cause je suis fort facile à esmouvoir, joint que j’abhorre naturellement les médicaments, voire que la seule appréhension opère quelquefois en moi autant qu’aux autres la prise.» 

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Dans cette façon personnelle de parler du mal vécu, la lettre élabore une herméneutique qui fait du corps malade le lieu d’une réflexion sur soi. A contrario, la médecine a le défaut d’être une science dogmatique, trop éloignée parfois des expériences singulières. D’où le reproche formulé dans la lettre 16, livre XIX: il est, selon l’épistolier, indispensable au médecin de “philosopher sur la façon de son malade”, c’est-à-dire d’être attentif à sa singularité.



«De faire entree dedans une chambre, et issue tout aussitost, et ordonner sa medicine sur le maniement du poux, monstre et ostention de la langue alteree […] tout cela ne me peut contenter. […] Pour avoir certaine adresse sur la nature du patient, il faudroit avoir mangé (comme on disoit anciennement d’un amy) un muys de sel avec luy.»

Par la suite, le récit de la maladie de son ami Pibrac sert à mettre en avant une science de “l’instinct” en matière de santé, valorisée aux dépens du dogmatisme des médecins.

«Marry que les medecins me sembloient par leurs deliberations faire alte en un péril si eminent que cestuy, il me va souvenir qu’un monsieur Boyer, advocat, mien voisin, estant tombé en pareil accessoire de maladie où les médecins sembloient avoir perdu leur latin, -luy convié de son instinct avoit par la malvoisie retrouvé sa santé, et qu’ainsy me l’avoit-il conté. Adonc j’envoye par toute la ville en chercher et […] je choisis, au goust de ma langue, celle que je pensois la meilleure. Et sans faire autre consultation qu’avec moy, j’en fis prendre à ce pauvre malade

C’est ici l’expérimentation singulière qui prime et assure la guérison. On voit donc que, dans la correspondance de Pasquier, la maladie et la souffrance qu’elle véhicule deviennent une occasion de parler de soi, de faire connaître ses humeurs mais aussi de valoriser l’expérience personnelle sur les savoirs acquis.


Le refus des modèles héroïques

Ce souci de valoriser la douleur comme expérience justifie de parler d’elle pour ce qu’elle révèle de l’individu dans sa singularité, attitude que ne dicte pas la seule interprétation religieuse. En effet, pas de place accordée chez Pasquier aux considérations morales et religieuses. La maladie n’est pas l’occasion d’une conversion aux choses de Dieu mais opère plutôt une conversion à soi. Elle aurait une valeur reconnue d’introspection , à mettre en rapport avec le développement, à la fin du siècle, d’une privatisation des représentations qui va de pair avec la volonté d’échapper aux codifications exemplaires, aux souffrances dites admirables . Alors que le spectacle du corps à l’agonie est, dans la pastorale tridentine, extrêmement exemplarisé, le regard de l’épistolier cherche à individualiser cette représentation. Il est amené à s’interroger, dans son particulier, sur sa douleur, en en faisant un événement du moi valorisé comme tel.

Pasquier élabore donc un discours qui pose la question du rapport entre l’individu et sa souffrance, un individu qui se refuse à enrichir cette expérience douloureuse d’une vertu autre que la connaissance de soi. La souffrance n’est pas un indice révélateur du péché ni le critère de valeurs spirituelles et morales. Elle est une expérience du moi qui encourage la valorisation d’une sagesse humble. L’épistolier renvoie ainsi les philosophes stoïciens à leur “sottise”.

«Ne pensez que je soye du nombre de ces sots philosophes qui par leur doctrine vouloient planter l’impassibilité au milieu de nous, car en ce faisant, au lieu de l’impassibilité je planterois l’impossibilité.»

Refusant des modèles de vertu impossibles à atteindre . Le stoïcisme est une philosophie facile à tenir en l’absence de toute douleur. Dans le cas contraire, la souffrance du corps s’impose comme une évidence: il est impossible de la mettre à l’écart, de la négliger comme simple opinion.

«Si je voye une longue et désespérée maladie en nos corps, ou une mendicité logee dedans nos maisons, je demeure court et fais halte ; mais ostées ces extremitez, je soutiens qu’il n’y a point de pauvreté entre nous sinon celle qui provient de nos folles et vaines imaginations.»

De même, il est impossible d’espérer avoir la paix de l’esprit dans les tourments du corps car les deux vont de pair. Dans la lettre 8, livre XV, l’épistolier fait ainsi profession de monisme.

«Estant composé de corps et d’esprit qui ont, selon les loix de vos medecins, de grandes correspondances, aussi donne-je ordre de les faire fraterniser ensemblement. […] Sur cette proposition, je bastis toutes mes actions.»


Contre les modèles extrêmes, Pasquier fait profession de mesure et propose une sagesse de la cohabitation heureuse entre âme et corps. La souffrance est à accueillir comme un phénomène naturel du vivant, il n’est pas bon de l’occulter, ni de la rechercher délibérément. Cette sagesse corporelle de l’expérience implique donc une franchise du regard et la reconnaissance de la maladie comme “chose réelle”, sans fuite dans l’imaginaire.

La voix du corps rappelle la vertu à l’ordre et l’empêche de se dissiper dans des considérations morales fondées sur une conception de la vertu totalement inaccessible dans la pratique. Si l’expérience de la souffrance est une école d’humilité, son but est moins la reconnaissance de son statut de pécheur face à un Dieu qui châtie et pardonne, que l’acquisition d’une sagesse, dans la reconnaissance en soi de sa dignité et de sa fragilité d’homme.

Source : Maladie et Introspection dans les lettres familières d’Etienne PASQUIER

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