« Sorcière », « sainte », « illuminée »

 Ces termes désignent des femmes en lien avec un surnaturel diabolique ou divin, des représentations du féminin en relation directe avec la justice de l’Église. Mais à l’inverse du titre de Sainte que seuls Rome et le pape peuvent accorder, les deux autres termes relèvent d’une décision de la justice inquisitoriale espagnole du Siècle d’Or et renvoient à la nature d’un délit synonyme d’hérésie.

S’interroger sur les pouvoirs féminins soulève la question du danger que représente le sexe « faible ». Pour l’Église, la Femme a toujours posé le dilemme chair-esprit sur le chemin de la perfection spirituelle : chemin que chrétiens vertueux et censeurs se sont évertués à encadrer. Or, héritières de cette tradition créatrice de repères sociaux, les valeurs attribuées à la Femme dans les discours religieux, juridiques et sociaux reflètent un paradoxe. Elle peut être vénérée pour sa virginité, pour son don à la famille et à Dieu, tout en pouvant être soupçonnée d’être le double du diable lorsque celui-ci se manifeste. Être défini comme ambivalent, sa vie, ses actes, son quotidien deviennent instinctivement craints et suspects. Rien d’étonnant, alors, que certaines femmes en « faute », religieuses vertueuses de grande piété ou simples ignorantes égarées dans la foi aient pu avoir ceci en commun : les soupçons que leurs actes ont éveillés à un moment donné.

L’étude des femmes vénérées de leur vivant, « saintes vivantes », ainsi que la construction de leur identité est également un des thèmes qu’explore l’historienne Isabelle Poutrin dans son ouvrage capital sur l’approche de la sainteté féminine à l’époque moderne à partir des écrits de femmes mystiques espagnoles . Par une approche historique fondée sur un vaste corpus de textes, elle se penche sur la fonction de ces écrits dans l’élaboration d’une réputation de sainteté.

Lorsqu’on évoque encore aujourd’hui la figure de la sainte, les premiers éléments qui viennent à l’esprit dépeignent l’image d’une entité exceptionnelle par son dévouement à Dieu et aux autres, sa patience, sa générosité, son sacrifice. Celle-là même que le Malleus Maleficarum au XVe siècle opposait à la perversion de la sorcière. Cependant, la Sainte est avant tout une religieuse dont la vie de souffrance et d’abnégation pour servir Dieu est reconnue par ses pairs comme exceptionnelle après sa mort, comme ce fut le cas avec la Sainte d’Avila. Mais avant cela, le premier pas sur ce chemin était celui du choix d’une vie vouée à Dieu. Car la Sainte est cette contemplative qui consent à se consacrer à la Foi et à mener une vie « parfaite » dans l’imitation des modèles vertueux que propose l’Église. À partir du Haut Moyen Âge se développe un modèle féminin de perfection qui inspire de nombreuses religieuses autour de la foi mystique.

La pauvreté féminine cause de tromperie

Cependant, avant même que l’influence qu’elles pouvaient exercer sur autrui soit perçue comme une menace religieuse, certaines femmes plus que d’autres représentaient un danger d’autant plus réel que les conditions de vie dans lesquelles elles se trouvaient pouvaient être à la source du désordre.

Plus précisément, dans sa définition de la pauvreté, l’historien Michel Mollat, instigateur des recherches sur la pauvreté au Moyen Âge, mettait en évidence la diversité de sens et de formes qu’embrasse la notion de « pauvres » : Le pauvre est celui qui, de façon permanente ou temporaire, se trouve dans une situation de faiblesse, de dépendance, d’humiliation, caractérisée par la privation des moyens, variables selon les époques et les sociétés, de puissance et de considération sociale : argent, relations, influence, pouvoir, science, qualification technique, honorabilité de la naissance, vigueur physique, capacité intellectuelle, liberté et dignité personnelles. Vivant au jour le jour il n’a aucune chance de se relever sans l’aide d’autrui. Une telle définition peut inclure tous les frustrés, tous les laissés pour compte, tous les asociaux, tous les marginaux ; elle n’est spécifique d’aucune époque, d’aucune région, d’aucun milieu. Elle n’exclut pas non plus ceux qui, par idéal ascétique ou mystique, ont voulu se détacher du monde ou qui, par dévouement, ont choisi de vivre pauvres parmi les pauvres .

Le thème de la sorcière est certainement un des sujets qui fit couler beaucoup d’encre entre 1570 et 1650. Ennemie tapie au cœur de la communauté, c’est pour repérer sa présence que bon nombre de traités se sont évertués à la définir, malgré un monde religieux espagnol où primait davantage le scepticisme.

La sorcellerie : une activité féminine La magie a toujours entretenu un lien trouble avec la religion, dès les premiers temps du Christianisme1 . Au Moyen Âge, la magie et la science se croisaient sans que la limite précise entre les deux fût très claire. En effet, s’interrogeant sur l’incidence qu’a pu avoir la culture magique pendant le Moyen Âge, Ernesto García Fernández explique que « la ideología y la creencia condicionaban el concepto de ciencia. La ciencia era identificada con conocimientos socialmente aceptados como buenos » . La religion intercédait quelquefois en proposant une lecture théologique des connaissances que ce domaine pouvait amener. En revanche, les apports ou les connaissances que la magie était susceptible de pouvoir apporter étaient beaucoup plus controversés. Car cette dernière entraînait derrière elle tout un cortège de superstitions, de sortilèges, d’hechicerías et autres genres d’arts venant aussi bien des élites que du peuple. Et même si l’usage de telles pratiques devait certainement être relativement commun, il n’en reste pas moins que pour ceux qui prenaient en charge l’éducation des fidèles elles étaient inconcevables . Ainsi, dès le IXe siècle, la magie savante tend à apparaître aux yeux du magistère comme l’œuvre de malefici ou de sorciers populaires .

Il y a des femmes méchantes qui, retournant à Satan et séduites par les illusions et les fantômes des démons, croient et avouent ouvertement qu’aux heures de la nuit elles chevauchent certains animaux, en compagnie de Diane, la déesse des païens, avec une multitude innombrable de femmes […] .

Toutefois, c’est lorsque la sorcellerie devient une forme d’hérésie décrétée par la bulle du pape Jean XXII en 1326, et devant être poursuivie et punie comme telle, que plusieurs pays se lancent dans la recherche des femmes sorcières. Car l’hérésie, doublée d’une peur viscérale de la présence du diable et du péché, hante les plus fervents défenseurs de l’orthodoxie.

EXTRAITS de La sorcière, la sainte et l’illuminée : les pouvoirs féminins en Espagne à travers les procès (1529-1655) Anny Canovas

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